L’abus de droit dans l’interprétation d’un contrat de vente d’actions


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L’interprétation d’un contrat de vente d’actions qui ne respecte pas les obligations de bonne foi peut être synonyme d’abus de droit. La Cour d’appel, dans une décision rendue en novembre 20211, met un terme à la saga judiciaire2 concernant Les placements Péladeau inc. (ci-après « PPI »), société par actions, et Anne-Marie Péladeau (ci-après « Anne-Marie »).

Faits saillants

En 1997, Pierre Péladeau, fondateur de Québecor, décède et laisse à ses enfants un important héritage comprenant des actions de Québecor. Après l’introduction par Anne-Marie de procédures judiciaires contre ses frères Pierre-Karl et Érik Péladeau concernant la succession, les parties s’entendent finalement en 2000 pour qu’Anne-Marie, qui détenait alors 28% des actions de Québecor les cède à PPI, en contrepartie d’une somme de 55 000 000,00 $. L’entente prévoit que cette somme sera payée par PPI via des versements annuels représentant 20% des dividendes que Quebecor versera à PPI. Une clause de l’entente prévoit que, pour une année donnée, si les dividendes versés sont inférieurs à 4 200 000,00 $, PPI n’aura pas à faire de versement à Anne-Marie pour cette dite année. L’article 5 de l’entente qui le prévoit se lit ainsi :

« … aucun paiement ne sera effectué pour une année donnée si les dividendes versés à PPI par Québécor Inc. au cours de cette année sont inférieurs à quatre millions deux cent mille dollars (4 200 000 $) et le tout sous réserve du respect des Lois corporatives en vigueur ».

Les deux premières années suivant l’entente, Anne-Marie reçoit de PPI des versements totalisant plus de 8 200 000$. Cependant, pour les années subséquentes, et ce, jusqu’en 2015, Quebecor verse moins de 4 200 000,00 $ en dividendes à PPI et aucun versement n’est fait à Anne-Marie. Face à cette situation, Anne-Marie entreprend un nouveau recours judiciaire, cette fois pour obliger la renégociation de l’entente.

Les nouvelles négociations3 se soldent par un échec et Anne-Marie introduit à nouveau un recours en 2016 en vue soit d’obtenir de PPI une exécution par équivalent, soit que le tribunal fixe une date pour l’exécution du paiement. La Cour supérieure rend jugement de l’affaire en 20204 et déclare que le paiement était dû en date du 10 août 2013. Ce jugement est porté en appel par PPI devant la Cour d’appel du Québec.

Prétention des parties

En première instance, Anne-Marie allègue que le paiement du prix de vente des actions convenu en 2000 est subordonné à un terme suspensif et qu’il est échu depuis le 9 août 2013. Elle soutient également que l’article 5 de l’entente reflète une modalité de paiement du prix de vente des actions et non une condition.

Elle s’appuie sur l’article 1510 du Code civil du Québec5 (ci-après « C.c.Q. ») voulant que lorsqu’un événement est tenu pour certain et que celui-ci ne se produit pas, l’obligation devienne exigible au jour où l’événement aurait dû arriver. Selon elle, il était tenu pour certain que le paiement serait exécuté en entier en 2013, et donc, le paiement est devenu exigible à ce moment.

PPI soutient plutôt que l’article 1510 C.c.Q. serait inapplicable, car tout terme implicite de l’entente serait nécessairement indéterminé et que le paiement est plutôt subordonné à une condition suspensive, c’est-à-dire qu’il est conditionnel au versement minimal de 4 200 000,00 $ par Québecor à titre de dividende à PPI pour une année donnée, afin qu’un paiement à Anne-Marie soit dû. Pour PPI, il ne s’agirait pas d’une modalité de paiement du prix de vente, mais plutôt d’un « mécanisme » qui pouvait aller jusqu’à influer sur le montant du prix de vente. PPI prétend que l’article 5 de l’entente est clair et que le tribunal ne peut donc pas l’interpréter, mais seulement l’appliquer.

Analyse de la Cour supérieure

La Cour supérieure donne raison à Anne-Marie. Suite à son analyse, elle considère qu’il s’agissait d’un contrat de vente et que par conséquent, l’obligation d’Anne-Marie de vendre et délivrer les biens vendus est ferme, de même que l’obligation de PPI de les acheter et d’en payer le prix. Cette vente a été confirmée par la délivrance des biens vendus. Toutefois, la vente a été faite selon les termes et conditions de l’entente.

La Cour supérieure est venue interpréter l’article 5 de l’entente précédemment cité. Elle conclut que cet article est une modalité de paiement du prix de vente et qu’il comporte un terme et non une condition suspensive, comme le prétend PPI. En d’autres termes, la Cour vient confirmer que seule l’exigibilité est suspendue. Selon la Cour, Anne-Marie n’aurait jamais accepté l’entente s’il avait été clair qu’elle puisse ne jamais recevoir le paiement du prix de vente.

La Cour conclut donc que par le truchement des articles 1510 et 1512 du C.c.Q., elle était en mesure de déterminer que l’entente était assortie d’un terme suspensif et non d’une condition suspensive et qu’elle avait le pouvoir de fixer le terme à l’expiration d’un délai raisonnable, qu’elle fixe au 9 août 2013. Elle ajoute que des intérêts devront en outre être payés par PPI à compter de la date de dépôt de la demande introductive d’instance le 29 juin 2016.

Analyse de la Cour d’appel

La Cour d’appel adhère essentiellement aux conclusions de la Cour supérieure, mais emprunte un cheminement juridique différent. Elle mentionne qu’elle ne souscrit pas entièrement à l’analyse faite par la Cour supérieure se fondant sur les articles 1510 et 1512 du C.c.Q. Elle fonde plutôt sa décision sur la théorie de l’abus de droit6.

La Cour souligne que l’obligation de bonne foi codifiée aux articles 6, 7 et 1375 du C.c.Q. « […] exige du contractant une attitude bienveillante et proactive qui permet à chacun de tirer avantage du contrat. Elle impose aux parties des devoirs de loyauté et de coopération tant au moment de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution et de son extinction »7. Dans ce contexte, une conduite excessive ou déraisonnable constitue un abus de droit, même sans preuve de mauvaise foi ou d’une intention malicieuse.

Les faits de cette affaire amènent la Cour à conclure que PPI a interprété l’entente et exercé ses droits sans tenir compte des intérêts d’Anne-Marie. Elle ajoute que l’intention des parties n’a certainement pas été de permettre que le paiement du prix d’achat des actions puisse être indéfiniment reporté. PPI, en interprétant ainsi l’entente alors qu’elle sait que telle n’était pas l’intention commune des parties et alors qu’elle profite elle-même des actions dont la valeur a été multipliée par 20 depuis la transaction a commis un abus de droit.

PPI ne pouvait simplement laisser passer les années sans payer en invoquant l’entente. Elle devait chercher une solution qui respecte l’équilibre entre son intérêt à bénéficier d’un congé de versement pour « une année donnée » et le droit d’Anne-Marie d’être payée. À cet effet, non seulement elle n’a rien fait, mais elle a en plus contesté les demandes d’Anne-Marie visant à forcer une renégociation. La Cour d’appel confirme donc sous ces motifs la décision rendue par la Cour supérieure.

 

1 Placements Péladeau inc. c. Péladeau, 2021 QCCA 1702.
2 Lien vers https://www.bernierfournieravocats.com/publications/2021/09/17/recours-en-oppression-lintention-de-nuire-composante-essentielle/
3 Lire également notre capsule sur la négociation de contrats
4 Péladeau c. Placements Péladeau inc., 2020 QCCS 1373.
5 Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 1510.
6 Par. 28 2021 QCCA 1702.
7 Banque Toronto-Dominion c. Brunelle, 2014 QCCA 1584, par. 94.