Le droit d’échelage: analyse d’une décision récente de la Cour d’appel


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Auparavant nommé « servitude de tour d’échelle », le droit d’échelage confère au propriétaire d’un fonds un droit d’accès au fonds voisin lorsqu’il lui est nécessaire d’y pénétrer pour l’exécution de travaux de construction ou d’entretien d’un ouvrage, sous réserve de respecter certaines conditions. Ce droit est maintenant codifié par l’article 987 du Code civil du Québec (ci-après « C.c.Q. ») :

  1. Tout propriétaire doit, après avoir reçu un avis, verbal ou écrit, permettre à son voisin l’accès à son fonds si cela est nécessaire pour faire ou entretenir une construction, un ouvrage ou une plantation sur le fonds voisin.

Les critères de l’injonction interlocutoire et l’analyse devant être effectuée par le Tribunal lorsqu’il statue sur une telle demande sont bien développés en droit québécois. La présente publication sera l’occasion d’aborder ces critères sous le prisme du droit d’échelage, de même que les conditions devant être remplies afin que l’exercice de ce droit soit légitime.

Faits à l’origine du litige

Les parties au litige sont propriétaires de lots contigus, dans un secteur ayant des espaces séparatifs très restreints. La résidence familiale de la demanderesse (ci-après « Messier ») est sise sur l’immeuble dont elle est propriétaire alors que le défendeur (ci-après « Lepage ») est propriétaire d’un terrain vacant sur lequel il a le projet de construire un immeuble d’habitation de type triplex. Le conflit entre ces  parties émane du fait que le triplex reposerait directement sur la ligne séparative des deux terrains, obligeant Lepage à accéder au terrain de Messier pour y effectuer des travaux d’excavation. Messier s’oppose fermement à de tels travaux, craignant qu’ils affectent les fondations de son immeuble, vieilles de 350 ans.

Au fil des mois, de longues négociations interviennent entre les parties, mais elles demeurent infructueuses, si bien que le 2 mai 2019, Lepage fait parvenir à Messier, un avis écrit d’accès au fonds annonçant les travaux d’excavation qu’il entend effectuer, le tout conformément à l’article 987 C.c.Q. Le 14 mai 2019, Lepage se rend sur son terrain avec l’équipement nécessaire lui permettant de débuter les travaux de construction mais il se voit confronté aux protestations de Messier, le forçant à quitter les lieux. Le jour même, Messier dépose une demande introductive d’instance en injonction interlocutoire auprès de la Cour.

La demande d’injonction interlocutoire est rejetée en première instance. Messier se pourvoit devant la Cour d’appel.

Injonction interlocutoire

L’injonction interlocutoire est gouvernée par les articles 509 et suivants du Code de procédure civile (ci-après « C.p.c. »).

Dans ses commentaires, la ministre de la Justice rappelle la pertinence de ce type d’injonction :

L’injonction interlocutoire vise à empêcher la création d’un état de fait ou de droit qui rendrait le jugement sur la demande introductive de l’instance pour obtenir une injonction permanente inefficace. […]1

C’est l’article 511 C.p.c., à son premier alinéa, qui énonce les critères devant être remplis afin d’y donner ouverture :

  1. L’injonction interlocutoire peut être accordée si celui qui la demande paraît y avoir droit et si elle est jugée nécessaire pour empêcher qu’un préjudice sérieux ou irréparable ne lui soit causé ou qu’un état de fait ou de droit de nature à rendre le jugement au fond inefficace ne soit créé. […]

Au nombre de trois, les critères de l’injonction interlocutoire sont donc bien établis en droit québécois, autant sur le plan jurisprudentiel que doctrinal :

  1. L’apparence de droit à obtenir une injonction permanente;
  2. L’existence d’un préjudice sérieux et irréparable souffert en cas de refus d’une injonction interlocutoire;
  3. La mise en balance des inconvénients des parties (la prépondérance des inconvénients).

Jugement de première d’instance

C’est sous la plume de l’honorable Johanne April, j.c.s. qu’est rendu le jugement de première instance le 9 octobre 20192. Concrètement, la Cour doit déterminer si elle peut émettre une ordonnance d’injonction interlocutoire enjoignant Lepage de ne pas entreprendre de travaux d’excavation sur son propre terrain, de même que sur la ligne séparatrice des lots, tel que demandé par Messier.

Essentiellement, Messier prétend qu’en agissant comme il l’a fait, Lepage a contrevenu de façon illicite et intentionnelle à ses droits garantis par les articles 6 à 8 de la Charte des droits et libertés de la personne et l’article 947 du C.c.Q. De l’avis de Messier, Lepage se devait de demander la permission de la Cour afin d’y exécuter les travaux. Messier fait également valoir qu’en raison de leur âge, les fondations de son immeuble sont vulnérables et qu’advenant le cas où elles étaient fragilisées par les travaux, elle en subirait un préjudice sérieux et irréparable.

Lepage prétend, pour sa part, avoir agi conformément au droit que lui confère l’article 987 du C.c.Q.

La juge en vient à la conclusion que les critères de l’injonction interlocutoire ne sont pas rencontrés et que conséquemment, la demande doit être rejetée.

Quant à l’analyse du premier critère, c’est-à-dire l’apparence de droit, le Tribunal se questionne à savoir « en quoi le défendeur, lorsqu’il nourrit le projet d’ériger une construction sur un terrain qui lui appartient, contrevient ou menace de quelque façon que ce soit le droit de la demanderesse d’user et de jouir de sa propriété librement et complètement? »3. La Cour tranche que Messier, en imposant à Lepage de prouver que les travaux envisagés ne menaceront pas l’intégrité de son immeuble, requiert du Tribunal une intervention préventive, ce qui n’est pas permis par la loi. L’article 987 du C.c.Q. est excessivement clair en ce qu’un propriétaire recevant un avis de son voisin doit lui permettre d’accéder à son fonds lorsque cela est nécessaire. Cet article crée donc une obligation d’agir pour le voisin recevant l’avis. La juge tranche que l’apparence de droit est en faveur de Lepage qui, par les agissements de Messier, est privé de son droit à la propriété depuis plus d’un an. À elle seule, l’absence d’apparence de droit aurait justifié le rejet de la demande.

La Cour poursuit néanmoins son analyse du deuxième critère, soit le préjudice irréparable. Le Tribunal en vient à la conclusion que c’est Lepage plutôt que Messier qui subit des dommages en raison de cette situation. En effet, Lepage s’est comporté en citoyen responsable en produisant des expertises favorables aux travaux envisagés, lesquelles précisent que les travaux ne laisseront aucune empreinte négative à l’immeuble de Messier. La Cour ajoute même que c’est plutôt Messier qui a agi de façon abusive en imposant d’aussi longs délais à son voisin.

Le troisième critère, soit la prépondérance des inconvénients, n’est pas analysé par la juge considérant l’analyse des deux critères précédents.

Jugement de la cour d’appel

Insatisfaite du jugement de première instance, Messier se pourvoit en appel4. La Cour rejette l’appel et maintient le jugement entrepris.

Messier fait valoir cinq moyens d’appel5 :

  1. La juge de première instance (ci-après « la juge ») erre en tranchant la question de l’apparence de droit par le prisme du droit d’échelage de Lepage plutôt que par celui du droit de propriété de Messier;
  2. Le jugement entrepris crée un état de fait auquel le jugement au fond ne pourra pas remédier;
  3. La juge erre en analysant la situation comme s’il s’agissait d’une demande de l’intimé d’autoriser les travaux aux termes de l’article 987 du C.c.Q.;
  4. La juge accorde une portée trop large au droit d’échelage en ce que l’article 987 du C.c.Q. reconnait au propriétaire le droit d’accéder au terrain de son voisin et non d’y exécuter des travaux;
  5. La juge commet une erreur manifeste et déterminante lors de son appréciation des faits.

Quant à Lepage, le jugement entrepris n’est entaché d’aucune erreur. Le droit de propriété n’est pas absolu et l’article 987 du C.c.Q. en constitue simplement une limite.

Tous les moyens d’appels sont rejetés par la Cour. Il importe peu de s’attarder à l’angle en vertu duquel la juge a analysé la situation. L’exercice demeure le même : pondérer les droits et intérêts respectifs des parties, et c’est ce que la juge de première instance a fait.

La Cour d’appel mentionne ensuite que le droit de propriété n’est pas absolu. Il est limité par la loi et notamment, par le droit d’échelage prévu à l’article 987 du C.c.Q. Celui-ci constitue effectivement une limite au droit de propriété lorsque les conditions suivantes sont rencontrées :

  1. Le propriétaire tenu de permettre l’accès à son fonds doit avoir reçu un avis verbal ou écrit. En l’espèce, un tel avis fut acheminé à Messier le 2 mai 2019. Lepage n’avait pas à obtenir l’autorisation préalable du tribunal.
  2. L’accès à la propriété voisine doit être nécessaire pour faire ou entretenir une construction. Le droit d’échelage peut inclure certains travaux nécessaires, notamment une excavation sur le fonds voisin, de même que la construction d’un nouvel ouvrage. Messier ne peut prétendre que Lepage pourrait construire un immeuble plus petit que projeté, puisqu’un tel raisonnement contrevient à l’essence même du droit d’échelage « qui découle de l’idée  » […] qu’un propriétaire a le droit de bâtir à la limite de son terrain » »6. Il est entendu que le droit d’échelage ne peut mettre en péril la propriété du voisin et qu’il doit viser une atteinte minimale à celle-ci. En l’espèce, aucune preuve n’est faite quant à l’existence d’un risque prévisible quant aux fondations de l’immeuble de Messier.

Pour la Cour d’appel, la juge de première instance a, à bon droit, conclu que les conditions de l’article 987 C.c.Q. étaient satisfaites. Il y avait donc apparence de droit en faveur de Lepage.

Concernant le préjudice sérieux et irréparable, deuxième condition de l’injonction interlocutoire, il ne peut s’avérer être purement hypothétique. Ainsi, en l’absence de preuve d’empreinte négative sur l’immeuble de Messier, ce critère n’est pas satisfait. Messier n’a pas démontré à la Cour le risque de préjudice sérieux quant à son immeuble, justifiant le rejet de la demande d’injonction interlocutoire.

Rédigé avec la collaboration de Monsieur Sébastien Larivière, étudiant en droit.

 

1 Luc Chamberland (dir.), Le grand collectif. Code de procédure civile. Commentaires et annotations, vol. 2, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2016, p. 2045.
2 Messier c. Lepage, 2019 QCCS 4243.
3 Id., par. 14.
4 Messier c. Lepage, 2020 QCCA 488.
5 Id., par. 14 à 16.
6 Id., par. 25.