Résidence familiale et fiducie : La Cour suprême réconcilie ces deux institutions québécoises


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Le 12 décembre 2019, le plus haut tribunal canadien a rendu un arrêt de principe en matière de droit familial. Dans sa décision1, la Cour suprême s’est prêtée à l’étude du partage du patrimoine familial  et a procédé à l’harmonisation des institutions de la résidence familiale et de la fiducie. En effet, la Cour a établi dans quelle mesure la résidence familiale détenue par une fiducie pouvait faire l’objet du partage du patrimoine familial.

La résidence familiale est une notion juridique québécoise qui relève du régime matrimonial ainsi que de l’union civile et qui est utilisée pour décrire la demeure du couple. Le caractère « familial » est attribué au domicile où les activités principales du ménage, notamment le travail, sont exercées. À l’occasion d’un divorce, d’une séparation de corps ou d’une dissolution de l’union civile, l’alliance économique entre ex-conjoints est, en premier lieu, dissoute selon les règles du partage du patrimoine familial. La résidence familiale s’inscrit parmi les principaux biens constituant ce patrimoine. En application des règles générales, sa valeur se doit donc d’être répartie de manière égale entre les deux parties.

La fiducie en droit civil québécois se décrit comme un patrimoine sans titulaire. Autrement formulé, son patrimoine est autonome et distinct de celui du constituant, du fiduciaire et du bénéficiaire, lesquels sont dépourvus de tout droit réel sur ce dernier2. Les biens qui constituent le patrimoine fiduciaire ont en commun d’être affectés à une même fin particulière. Depuis son introduction sur le plan juridique québécois, ce patrimoine d’affectation s’est démarqué grâce à ses avantages financiers et fiscaux. En principe, l’entité distincte de la fiducie trace une ligne entre son actif et ses bénéficiaires la protégeant, par la même occasion, des créanciers éventuels. Ce rempart n’est toutefois pas impénétrable comme nous le rappelle la décision à l’étude. Pour en connaître davantage sur ses acteurs principaux et ses formes les plus populaires, consultez les articles de Me Roselyne Déry-Lafrenière : La fiducie : Est-ce pour vous? et Les fiducies… Sauriez-vous choisir la bonne?.

FAITS SAILLANTS

L’arrêt Yared c. Karam3 prend place dans un contexte difficile. Les époux avaient totalisé douze (12) ans de vie matrimoniale lorsque Madame a reçu un diagnostic de cancer incurable. Ces circonstances affligeantes incitent Monsieur à constituer une fiducie au profit de leurs quatre (4) enfants afin de protéger les actifs familiaux. Des fonds importants sont par la suite transférés au patrimoine fiduciaire par les époux, ce qui permet l’acquisition d’une résidence pour la somme de 2 350 000 $.

Deux (2) années s’écoulent avant que Madame n’entame des procédures de divorce qui n’auront malheureusement pas été menées à terme avant son décès. Le patrimoine de Madame, à partager entre ses quatre (4) enfants, est, à ce moment-là, très modique. Pour remédier à la situation, les liquidateurs de sa succession sollicitent un jugement déclaratoire en vertu duquel ils demandent que la résidence détenue par la fiducie soit incluse dans le patrimoine familial afin que la moitié de sa valeur soit remise à la succession.

Selon la Cour supérieure4, la valeur de la résidence familiale aurait dû être incluse au patrimoine familial, même s’il s’agissait d’un bien détenu en fiducie et n’appartenait pas directement à l’un des époux. Toutefois, la Cour d’appel5 émet l’opinion contraire et infirme la décision de première instance. Ultimement, la succession n’a d’autre choix que de s’adresser à la Cour suprême.

QUESTION EN LITIGE

La résidence familiale détenue par une fiducie contrôlée par l’un des époux doit-elle être incluse dans le patrimoine familial?

ANALYSE DU TRIBUNAL

La Cour suprême, à la majorité, appuie la conclusion retenue par le juge de première instance à l’effet que « le législateur a voulu inclure dans le patrimoine familial le type d’arrangement où les époux, sans être les propriétaires en titre, exercent néanmoins le contrôle sur la résidence familiale »6.

La décision de la Cour repose sur le libellé de l’article 415 C.c.Q., lequel prévoit que les « droits qui […] confèrent l’usage » d’une résidence familiale font partie du patrimoine familial. Que faut-il entendre par « droits qui confèrent l’usage »? Dans ce contexte, le Tribunal explique que ce critère n’est pas limité au sens défini par l’article 1172 C.c.Q. ou aux droits réels énumérés à l’article 1119 C.c.Q. En effet, un « droit d’usage » au sens de l’article 415 C.c.Q. varie en fonction des circonstances et englobe généralement les situations où le degré de contrôle exercé sur la demeure est élevé.

Relativement à la notion de contrôle, la Cour précise que la simple occupation de la résidence, le droit de propriété antérieur ou le contrôle sur le droit à la valeur des biens n’équivaut pas automatiquement à un droit qui en confère l’usage, mais demeure pertinent(e) lors de l’appréciation de ce critère. On remarque toutefois que la Cour accorde une très grande importance au pouvoir de décider qui peut bénéficier de l’usage de la propriété pour établir le degré de contrôle.

En l’espèce, le contrôle exercé par Monsieur sur la résidence était quasi total. En plus d’être fiduciaire, et conséquemment d’avoir la pleine administration du patrimoine7, Monsieur était également électeur. La combinaison de ces deux rôles lui donnait compétence pour élire de nouveaux bénéficiaires, y compris lui-même, pour en destituer et pour déterminer dans quelle proportion les bénéficiaires pourraient recevoir une partie des revenus et du capital de la fiducie.

La Cour suprême poursuit son analyse en soulignant qu’un large pouvoir discrétionnaire est octroyé au juge des faits lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui peut constituer ou non un droit qui confère l’usage. En conséquence, la décision de première instance, à moins d’être manifestement déraisonnable, ce qui n’est pas le cas, doit perdurer.

Finalement, le Tribunal relève une faille dans le raisonnement du juge de première instance qui, sans avoir d’incidence sur l’issu du litige, mérite d’être soulignée. Par analogie, l’honorable juge Gaudet s’était appuyé sur les règles de l’article 317 C.c.Q. relativement à la levée du voile corporatif pour justifier la conclusion retenue8. Or, même si la fiducie dispose d’un patrimoine distinct, elle n’est pas pour autant une personne morale. Les articles propres à l’institution du patrimoine familial et de la fiducie suffisent amplement pour légitimer l’inclusion de la résidence familiale, sans qu’il soit nécessaire de lever un quelconque « voile fiduciaire ».

Ainsi, l’inclusion de la résidence au patrimoine s’effectue indépendamment de la notion de fraude ou de mauvaise foi. L’intention des époux est pertinente dans la mesure où elle vise à établir le caractère familial de la résidence. Toutefois, en ce qui a trait à l’utilisation même de la fiducie, celle-ci n’a pas à avoir été faite dans le but d’éluder les règles du patrimoine familial pour conclure qu’un bien énuméré à l’article 415 C.c.Q. en fait partie.

En définitive, la Cour suprême ne peut faire autrement que de rétablir le jugement de première instance et, par le fait même, d’infirmer la décision de la Cour d’appel.

À RETENIR

La résidence familiale détenue en fiducie n’est pas juridiquement parlant la propriété des époux. Toutefois, cela n’empêche pas son inclusion au patrimoine familial lorsqu’il est démontré que l’un ou l’autre des époux détient les droits qui en confèrent l’usage. Pour déterminer si un tel droit existe, le juge des faits évaluera le degré de contrôle exercé sur l’immeuble. La fiducie, tout comme l’entreprise d’ailleurs, ne saurait faire obstacle au partage égal du patrimoine familial.

Rédigé avec la collaboration de Madame Abegaëlle Duval, étudiante en droit.

 

1 Yared c. Karam, 2019 CSC 62.
2 Code civil du Québec, RLRQ, c. C-1991 (ci-après : « C.c.Q. »), art. 1261.
3 Yared c. Karam, préc. note 1.
4 Yared (Succession de), 2016 QCCS 5581.
5 Karam c. Succession de Yared, 2018 QCCA 320.
6 Yared c. Karam, préc. note 1, par. 33.
7 Art. 1278 C.c.Q.
8 Yared (Succession de), préc. note 3, par. 30-32.