Transfert de biens amortissables entre sociétés liées : qu’en est-il?


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La Loi sur les impôts prévoit une règle anti-évitement ayant pour objectif d’empêcher une société de profiter de davantage de déductions pour amortissement sur un bien en transférant ce bien à un prix plus élevé que son coût en capital d’une société qu’il contrôle à une autre1, soit à une société liée. En l’absence de telles règles, une société pourrait profiter de déductions pour amortissement quelques années, puis créer une autre société, lui vendre le bien et recommencer à profiter de déductions pour amortissement sur le même bien, alors que le prix de la vente resterait au sein des deux sociétés liées.

En effet, lors d’une transaction entre personnes morales liées, si les biens vendus sont des biens amortissables et sont considérés comme une immobilisation du vendeur immédiatement avant la vente, l’article 99 d.1) de la Loi sur les impôts trouve application. Cet article a pour effet que le coût en capital réputé du bien pour l’acheteur équivaut au coût en capital du bien pour le vendeur. À l’inverse, lorsque cette règle ne s’applique pas, le coût en capital du bien, donc le montant qui peut être amorti, correspond alors au prix payé pour le bien.

La Cour d’appel du Québec a tranché le 2 mars 2022 dans un litige2 opposant l’Agence du revenu du Québec (ci-après : « ARQ ») et 7958501 Canada Inc. (ci-après : la « Société »). Le cœur du litige consistait à déterminer si les logiciels développés par SherWeb et vendus à la société devaient être considérés comme des biens amortissables.

Faits saillants

SherWeb est une société développant des logiciels permettant notamment d’adapter des logiciels de Microsoft pour une utilisation multipartite dans l’espace infonuagique. En développant ses logiciels, elle a toujours déduit, en tant que dépenses, les salaires payés à ses employés qui étaient affectés au développement des logiciels. SherWeb s’est également vu accorder des crédits de recherche scientifique et de développement expérimental (ci après : « RS&DE ») pour le développement de ses logiciels.

La Société est fondée en 2011 afin de protéger les droits de propriété intellectuelle de SherWeb, qui elle détient 100% du capital-actions de la Société. Dès la fondation de la Société, SherWeb lui a vendu ses logiciels pour la somme de 3 445 000$. La Société a considéré cette transaction comme une immobilisation incorporelle et réclamé une déduction pour amortissement fiscal dans ses déclarations de revenus de 2012, 2013 et 2014. En 2016, l’ARQ a émis trois avis de cotisation réduisant le coût en capital des logiciels à 1 263 140 $ et, par conséquent, les déductions pour amortissement de la Société.

Position de l’ARQ

L’ARQ soutient que les logiciels font partie des biens visés par la catégorie 50 d’amortissement fiscal et que, même si SherWeb n’avait jamais réclamé de déduction pour amortissement sur ses logiciels, ni traité les logiciels comme des biens amortissables, ils auraient pu l’être et devraient donc être considérés comme des biens amortissables immédiatement avant la vente. Elle se fonde sur la définition d’un « bien amortissable » prévue à l’article 93 de la Loi sur les impôts :

« bien amortissable» d’un contribuable à un moment quelconque d’une année d’imposition signifie un bien acquis par le contribuable à l’égard duquel une déduction a été accordée à ce dernier ou pourrait l’être […] »3.

Aussi, l’ARQ soutient que malgré les articles 130R204 et 130R205 du Règlement sur les impôts4, et l’article 222 de la Loi sur les impôts, ayant pour effet d’exclure des biens amortissables les biens acquis par une dépense de RS&DE pour laquelle une déduction a été accordée jusqu’à concurrence du montant de cette déduction, les logiciels devraient tout de même être considérés comme des biens amortissables. Il en serait ainsi car l’intention du Législateur ne serait pas, selon l’ARQ, d’empêcher l’application de l’article 99 d.1), mais plutôt de prévenir une double déduction pour le contribuable par la combinaison d’une déduction pour amortissement et d’une déduction pour dépense de RS&DE. Elle considère que les dépenses en RS&DE ne contaminent pas la qualification des biens au point de leur faire perdre leur statut de biens amortissables.

Analyse de la Cour d’appel

La cour d’appel, à la lecture de l’article 99 d.1), énonce les trois conditions pour que cet article s’applique :

  1. il doit y avoir acquisition d’un bien amortissable d’une catégorie prescrite;
  2. auprès d’un cédant qui est une personne ayant un lien de dépendance avec le cessionnaire; et
  3. le bien acquis était, immédiatement avant le transfert, une immobilisation du cédant.

Elle rejette l’interprétation de l’ARQ en se fondant notamment les termes utilisés dans l’article 99 d.1) : « […] et que le bien était, immédiatement avant le transfert, une immobilisation du cédant […] »5. Selon le tribunal, adopter l’interprétation de l’ARQ viderait de son sens les derniers mots. Il fait une analogie avec les biens figurant à l’inventaire qui sont, eux aussi, exclus des biens amortissables en vertu des articles 130R204 et 130R205 du Règlement sur les impôts :

Par analogie, le bien qui a été acquis à la suite d’une dépense en RS&DE est exclu de la définition de bien amortissable. Ainsi, quoi qu’en pense l’appelante [l’ARQ], un bien amortissable peut changer de nature selon son utilisation. Le bien amortissable est un bien à l’égard duquel une déduction pour amortissement a été accordée ou « pourrait l’être ». Le fait qu’une déduction, dans l’abstrait, pourrait être accordée eu égard à un bien ne peut pourtant pas permettre de venir requalifier ce bien de bien amortissable pour SherWeb, alors que la preuve a démontré que celui-ci avait perdu cette qualification en raison des différentes dépenses en salaires de programmeurs et des crédits de RS&DE qui, année après année, lui furent accordés. Cette interprétation est conforme à la lettre de la loi aux articles 130R204 et 130R205 RI et à la jurisprudence.6

Pour ces raisons, la cour donne raison à la Société et l’autorise à réclamer des déductions pour amortissement sur la valeur du prix de vente des logiciels de 3 445 000 $.

En résumé, un bien qui aurait par ailleurs pu être classé comme un bien amortissable, pour lequel aucune déduction pour amortissement n’a été prise, et dont la production a donné droit à des déductions pour dépenses en salaire ou des déductions pour dépenses en RS&DE n’est pas considéré comme un bien amortissable aux fins de l’application de la règle fiscale obligeant la société qui achète un bien d’une société liée à utiliser le coût en capital de cette dernière comme base de son propre coût en capital aux fins de l’amortissement fiscal.

Pour en savoir plus sur le droit fiscal :

Déductions et retenues à la source
Fiscalité et litige fiscal

Rédigé avec la collaboration de Monsieur Luc Robitaille, étudiant en droit. 

1 Loi sur les impôts, R.L.R.Q., c. I-3, art. 99 d.1).
2 Agence du revenu du Québec c. 7958501 Canada inc.,2022 QCCA 314.
3 Loi sur les impôts, préc., art. 93.
4 Règlement sur les impôts, R.L.R.Q., c. I-3, r.1.
5 Loi sur les impôts, préc., art. 99 d.1).
6 Agence du revenu du Québec c. 7958501 Canada inc., préc. note 2, par. 28.