Gel successoral : l’intention prévaut-elle même en présence de conséquences fiscales?


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Un gel successoral est une opération par laquelle la juste valeur marchande des actions est gelée afin que l’accroissement futur de la valeur des actions profite aux successeurs plutôt qu’à l’actionnaire immédiat. Il s’agit d’une procédure fréquente dans les entreprises familiales et pouvant s’avérer fiscalement avantageuse. Afin de procéder à une telle opération, une transaction de transfert d’actions devra généralement avoir lieu. Un transfert d’actions est, pour sa part, une opération par laquelle les droits afférents à une ou à des actions sont cédés à un nouveau propriétaire, et ce, par l’entremise d’une vente, d’une donation ou de toute autre transaction permise par la loi1.

Dans une décision récemment rendue par la Cour d’appel2, la Cour s’est positionnée quant à la possibilité de corriger rétroactivement un transfert d’actions contrecarrant le gel successoral initialement opéré dans une société, et ce, même si des conséquences fiscales y étaient rattachées. La Cour initialement saisie d’une question relativement à la primauté de l’intention réelle d’une transaction en matière de conséquences fiscales a répondu à ce questionnement dans l’affaire Procureur général du Canada c. Gestion Fernand Bélisle Ltée3.

FAITS

Gestion Fernand Bélisle Ltée (ci-après « Gestion ») est une société œuvrant principalement dans la vente et la distribution de produits pétroliers. Monsieur Fernand Bélisle (ci-après « M. Bélisle ») est l’actionnaire principal de Gestion et détient la totalité des actions votantes, lesquelles sont au nombre de cent (100).

En 1993, M. Bélisle, conseillé par des professionnels, procède à un gel successoral des actions de Gestion afin que ses trois (3) enfants profitent éventuellement de l’accroissement de la valeur des actions4. À cette fin, la Fiducie Enfants est constituée la même année et on y transfère un total de 10 000 actions non votantes. Elle comprend trois bénéficiaires, soit les trois enfants de M. Bélisle, lesquels recevront, en 2014, la distribution du patrimoine de la fiducie5.

Quelques années plus tard, soit à la fin des années 1990, M. Bélisle crée une fiducie de protection de ses actifs en raison des difficultés qui affectent alors le marché pétrolier. Il y transfère presque la totalité de ses actifs, à l’exception d’un condominium et des actions votantes de Gestion. Ces actions votantes sont transférées non pas dans sa fiducie personnelle, mais dans la Fiducie Enfants, laquelle bénéficie uniquement à ses enfants6.

Cette erreur est décelée seulement dix (10) ans plus tard et des changements sont aussitôt entrepris afin de remédier à la situation créée au sein du capital-actions de Gestion, le tout afin que M. Bélisle puisse retrouver son contrôle dans la société7.

En 2014, le patrimoine de Fiducie Enfants est distribué et ayant atteint sa finalité, la fiducie s’éteint. Un an après la distribution, soit en 2015, l’Agence de revenu du Québec (ci-après l’ « ARQ ») informe les bénéficiaires que l’erreur encourue par le transfert des actions votantes a eu pour effet de contrecarrer le gel successoral, en ce que les actions reçues sont réputées l’avoir été à leur juste valeur marchande et non au coût de 1993, tel qu’initialement prévu par le gel successoral8.

En février 2016, des procédures sont introduites afin de rectifier l’acte fait par erreur, procédures qui seront contestées par le Procureur général du Canada et l’ARQ (ci-après collectivement les « autorités fiscales »)9.  Cette demande est accueillie en première instance et c’est à l’encontre de ce jugement favorable à Gestion que l’ARQ et le Procureur général du Canada se pourvoient devant la Cour d’appel.

ANALYSE

Les prétentions des autorités fiscales, à l’effet que l’erreur commise par des professionnels ne peut être modifiée rétroactivement, ont été rejetées  par la Cour.

En effet, étant peu au courant des modalités de transferts d’actions, M. Bélisle a confié  l’aspect procédural à des professionnels, lesquels ont commis une erreur qui a paralysé l’objet principal du gel et, par le fait même, enlevé le contrôle de Gestion à M. Bélisle. Il s’agit là d’une finalité qui n’a jamais été souhaitée par M. Bélisle. La Cour a rappelé certains principes,  bien établis dans les affaires AES10, Jean-Coutu11et Mac’s12 à ce sujet :

    1. Le droit civil québécois permet aux parties à un contrat de modifier ou de corriger l’écrit qui le constate lorsqu’il appert que celui-ci ne reflète pas correctement l’entente intervenue;
    2. Les parties à un contrat ne peuvent toutefois justifier que les documents soient modifiés uniquement si leur intention, à l’origine, était suffisamment déterminée.
    3. Les modifications apportées doivent permettre de faire correspondre les documents écrits avec l’entente véritable intervenue et non pas avec les raisons pour lesquelles les parties ont conclu l’entente ou avec les attentes qu’elles pouvaient avoir sur ses conséquences;
    4. En droit civil, le fisc ne possède pas de droit acquis au bénéfice d’une erreur que les parties à un contrat auraient commise, puis corrigée de consentement mutuel;
    5. La requête en rectification est la voie normale pour saisir la Cour supérieure d’une demande lorsqu’il existe un différend sur l’intention originale des parties13.

Ainsi, les autorités fiscales présupposent que la transaction a été opérée conformément à la réelle intention de M. Bélisle, ce qui en l’espèce est faux14.

Suivant les principes susmentionnés, le juge de première instance était donc justifié de permettre la correction rétroactive du transfert fautif, même s’il en résultait des conséquences fiscales importantes.

En conclusion, rappelons que l’intention réelle est primordiale, en matière contractuelle,  et prévaut sur des actes ayant des conséquences fiscales.

 

1 Paul MARTEL, « Les transactions d’actions » dans École du Barreau du Québec, Entreprises et sociétés, Collection de droit 2021-2022, vol. 10, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2021, p. 147.
2 Procureur général du Canada c. Gestion Fernand Belisle ltée, 2021 QCCA 1352.
3 Id.
4 Id., par. 4.
5 Id., par. 5 à 8.
6 Id., par. 9 et 10.
7 Id., par. 11.
8 Id., par. 15.
9 Id., par. 16.
10 Québec (Agence du revenu) c. Services environnementaux AES inc., 2013 CSC 65.
11 Groupe Jean-Coutu (PJC) c. Canada (Procureur général), 2016 CSC 55.
12 Mac’s Convenience Stores Inc. c. Canada (Procureur général), 2015 QCCA 837.
13 Préc. note 2, par. 21.
14 Préc. note 2, par. 22.