Enquête policière d’envergure, aveux et droits constitutionnels : comment trouver l’équilibre?


Par

Les enquêtes de type « Monsieur Big », de par leur caractère spectaculaire, quasiment cinématographique, représentent une technique d’enquête d’envergure disponible pour les autorités policières aux prises avec des crimes graves non résolus.

Invention canadienne et utilisée plus de 350 fois uniquement au Canada depuis 2008, cette méthode d’enquête consiste en l’élaboration d’un stratagème et en la mise en place de différents scénarios permettant aux autorités policières d’établir un lien de confiance avec le suspect. Opération à long terme, les agents d’infiltration deviennent de véritables alliés, des « frères » pour le suspect et bien souvent, ceux-ci lui offrent le soutien qu’il a besoin, autant moral que financier.

Le point culminant de cette méthode d’enquête est la rencontre du suspect avec la tête dirigeante de l’organisation criminelle fictive, « Monsieur Big », au cours de laquelle le suspect est habilement invité à avouer la commission du crime dont on le suspecte.

Compte tenu des dangers reliés à une telle méthode d’enquête, notamment sur le caractère digne de foi des aveux et sur le risque de pressions injustifiées de la part des autorités, la Cour suprême du Canada, dans la décision R c. Hart, a établi une nouvelle démarche juridique qui balise l’admissibilité juridique des déclarations obtenues dès suites d’une enquête « Monsieur Big ».

Nelson Lloyd Hart, résidant de Terre-Neuve et Labrador, était le suspect principal dans l’affaire impliquant la noyade de ses deux filles en août 2002. Étant dans l’impossibilité avérée de relier M. Hart au décès de ses filles, des policiers banalisés ont donc procédé à la mise en place d’une telle enquête en amenant M. Hart à joindre les rangs d’une organisation criminelle fictive.

Participant à plus de 60 « scénarios » sur une période de quatre mois, M. Hart a finalement été convié à un faux entretien d’embauche au cours duquel celui-ci a, après avoir nié toute responsabilité, finalement avoué la commission du meurtre de ses filles. Peu de temps après, celui-ci s’est également rendu sur les lieux de la noyade pour indiquer à un agent la manière dont il avait agi.

L’historique judiciaire

Au cours de son procès, les aveux ont indubitablement été introduits en preuve par la Couronne afin de prouver les éléments essentiels de l’infraction reprochée. M. Hart a toutefois présenté une requête afin d’exclure ces éléments de preuve au motif qu’ils ont été obtenus en violation de son droit de garder le silence garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés laquelle indique que « chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. » Cette demande a toutefois été rejetée par le juge du procès.

L’accusé a néanmoins appelé de cette décision devant la Cour d’appel de Terre-Neuve et Labrador qui, quant à elle, arriva à des conclusions contraires. En effet, le juge en chef Green, avec l’accord du juge Harrington, a accueilli l’appel pour ce motif et a déterminé que le droit de garder le silence peut s’appliquer dans des situations autres que celles où une personne est détenue, au sens strict du terme, par l’État.

Les juges majoritaires ont nuancé la question formelle au sujet de la détention par l’État en axant l’analyse juridique sur le « contrôle » par l’État de la personne suspectée. Ceux-ci ont donc conclu que M. Hart était sous le contrôle de l’État lorsqu’il est passé aux aveux et ont opiné que l’admission en preuve des aveux serait contraire à l’article 24 (2) de la Charte canadienne des droits et libertés et qu’il y aurait un risque de déconsidération de la justice.

L’analyse de la Cour suprême

La Cour suprême, sous la plume du juge Wagner et au terme d’un jugement divisé sur la question a finalement rejeté le pourvoi de la Couronne et a conclu à l’inadmissibilité des aveux de M. Hart pour un motif toutefois différent de celui de la Cour d’appel.

En effet, la Cour suprême du Canada a profité de l’occasion offerte pour proposer une toute nouvelle méthode d’analyse précisément pour les enquêtes de type « Monsieur Big ». D’une façon la plus concise et précise possible, il est possible de résumer la démarche en deux volets proposée de la façon suivante :

« Le premier volet consacre une nouvelle règle de preuve en common law, suivant laquelle, lorsque l’État amène une personne à se joindre à une organisation criminelle fictive et qu’il tente d’obtenir un aveu, l’aveu recueilli est présumé inadmissible1 ». Pour réfuter ladite présomption, la Couronne devra donc démontrer, par prépondérance des probabilités, que la valeur probante des aveux l’emportera sur son effet préjudiciable.

Au terme de ce premier volet, le juge du procès devra apprécier la fiabilité d’un tel aveu sous deux angles pour juger de la valeur probante d’une telle déclaration. Il devra effectuer, en premier, une analyse des circonstances dans lequel celui-ci est intervenu (durée de l’opération, nombre d’opérations policières, incitations ou pressions ainsi que des facteurs propres à l’accusé comme son âge, sa condition mentale, etc.). En second lieu, le juge du procès devra analyser les indices de fiabilité dans l’aveu lui-même, à savoir si celui-ci est assez détaillé, qu’il amène la découverte de d’autres éléments de preuve, etc.

La Cour suprême note également qu’il faut faire une analyse contextualisée de la fiabilité générale des aveux. Autrement dit, plus les circonstances de l’aveu font douter de leur fiabilité, plus il sera important de trouver de forts indices de fiabilité dans les aveux en soi. Quant à l’effet préjudiciable, le juge du procès devra être alerte sur le type de préjudice que pourrait avoir subi l’accusé durant cette méthode d’enquête, à savoir notamment le préjudice moral d’avoir participer à des crimes simulés qu’il croyait réels.

Puisque ces conclusions sont nécessairement des éléments factuels, une grande déférence devra être faite par les tribunaux d’appel quant à la conclusion sur ce premier volet. Ainsi, si le juge du procès détermine que la valeur probante l’emporte sur l’effet préjudiciable, il sera très rare qu’un juge d’appel pourra convenir du contraire.

La Cour suprême indique toutefois que cette nouvelle règle de common law peut mener à des situations particulières dans lesquelles un aveu fiable pourrait être admis malgré un comportement répréhensible des autorités policières.

Par conséquent, la Cour suprême remédie à cette problématique en adoptant le second volet de l’analyse qui a recours à la doctrine de l’abus de procédure. Le juge du procès, s’il constate une conduite répréhensible des policiers, pourra donc sanctionner la conduite abusive de ceux-ci. La violence et la menace sont deux formes de contraintes jugées inadmissibles par la Cour suprême, bien que cette dernière mentionne également que le fait de miser sur les points vulnérables de l’accusé peut également devenir inacceptable.

En appliquant ce nouveau cadre d’analyse aux faits de l’espèce, la Cour suprême du Canada constate que le premier volet n’est pas respecté en concluant que la valeur probante de l’admissibilité juridique des aveux ne l’emporte pas sur son effet préjudiciable. La Cour revient sur les circonstances propres au dossier : M. Hart était sans emploi, isolé socialement et l’opération « Monsieur Big » a changé sa vie. Il bénéficiait d’un grand support, d’importantes gratifications financières lesquelles ont probablement contribué à la formulation d’aveux par l’accusé.

La Cour vient donc à la conclusion que le ministère public ne s’est pas acquitté de son obligation et que les aveux, non dignes de foi, ne valent pas le risque d’une déclaration de culpabilité injustifiée qu’ils font courir. La Cour ne juge donc pas pertinent d’analyser le deuxième volet.

Enfin, la Cour ne modifiant pas la conclusion en droit à laquelle la Cour d’appel de Terre-Neuve et Labrador était venue quant à l’exclusion de la preuve des aveux de M. Hart, celle-ci laisse le soin au ministère public de décider de la suite du dossier, fort probablement un arrêt des procédures dans le dossier.

Par rigueur et par souci de précision, il convient de mentionner que seules les conclusions en droit relatives à la méthode d’enquête de type « Monsieur Big » ont été traitées dans cette publication, excluant ainsi tout commentaire sur la demande de huis-clos formulée par M. Hart, question à laquelle la Cour suprême a également répondu.

Enquête Mr. Big : Un cas québécois en exemple

L’histoire de M. Hart n’est pas sans rappeler celle d’Éric Daudelin et de Joleil Campeau, la jeune fillette de Laval assassinée à l’âge de neuf ans le 12 juin 1995. En effet, M. Daudelin a également fait l’objet d’une telle enquête, laquelle a mené au dépôt par la Couronne des chefs d’accusation de meurtre au premier degré, d’agression sexuelle et de séquestration.

À l’opposé du dossier de M. Hart, les autorités policières disposaient d’un élément additionnel de preuve, à savoir une correspondance génétique entre le sperme retrouvé sur la jeune Joleil et une cagoule trouvée non loin du lieu de l’infraction. Cette correspondance génétique n’était toutefois suffisante pour justifier à elle seule le dépôt d’accusation, d’où la nécessité de procéder à une enquête de type « Monsieur Big ».

En mars 2014, la juge Sophie Bourque a toutefois rejeté la requête présentée par M. Daudelin qui, tout comme M. Hart, visait à faire exclure les aveux sur la base de l’article 11 c) et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

En effet, la juge Bourque n’avait pas conclu à la présence d’une détention véritable ou à un abus de procédure de la part de l’État. Dans les jours suivant le rejet de cette requête préliminaire, les jurés chargés d’entendre la cause ont finalement reconnu M. Daudelin coupable du meurtre prémédité de la petite Joleil Campeau.

Conclusion

Les enquêtes de type « Monsieur Big » sont généralement mises en place dans des cas où le crime perpétré est grave et où il n’existe que très peu de preuve contre l’accusé, ce qui explique la nécessité d’obtenir l’aveu de ce dernier à l’effet qu’il en est l’auteur. Or, il faut comprendre que dans ce type d’enquêtes, en plus d’offrir l’opportunité au suspect de gravir les échelons au sein de la prétendue organisation criminelle, il est possible que le suspect soit incité ou contraint d’admettre un crime, sous peine de représailles de la part de l’organisation, ou qu’il soit menacé d’être expulsé de celle-ci.

Ainsi, il faut déterminer si l’aveu du suspect confirme réellement sa participation au crime ou si cet aveu a pour unique but de lui permettre de progresser au sein de l’organisation criminelle qui le gratifie.

Au final, bien que l’individu soit un suspect sérieux dans la commission du crime, bien qu’il participe à la commission de « faux crimes » au sein de l’organisation et bien qu’il affirme à ses comparses être l’auteur du crime sous enquête, la société a intérêt à baliser ce genre d’enquête et à minimiser notamment tout risque qu’un individu soit condamné pour un crime qu’il n’a pas réellement commis.

Rédigée avec la précieuse collaboration de Monsieur Raphaël Allard, stagiaire du Barreau.

 


1 R c. Hart, au paragraphe 85