Enregistrement clandestin : vie privée au travail ?
En 2022, le Tribunal administratif du Travail (ci-après «TAT») rend une décision1 importante traitant de la recevabilité en preuve d’une conversation enregistrée entre des représentants d’un employeur à leur insu alors que la salariée n’était plus partie à la conversation.
Le contexte
Il s’agit d’une affaire où une travailleuse dépose une réclamation auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (ci-après «CNESST») afin de lui faire reconnaître un trouble d’adaptation à titre de lésion professionnelle. Elle allègue que ce trouble découle d’un abus du droit de gérance de la part de son employeur. À l’appui de sa prétention, Madame Charron, l’employée, souhaite produire un enregistrement audio capté par son téléphone afin de démontrer l’attitude et l’intention hostile de son employeur. Il est important de préciser qu’une partie de cet enregistrement est captée à l’insu de ce dernier alors que le téléphone de Madame est laissé en fonction dans la salle de réunion sur les lieux du travail après qu’elle eut quitté la pièce. L’employeur conteste la recevabilité de la portion de l’enregistrement captée en son absence, faisant valoir une atteinte au droit à la vie privée.
La décision du Tribunal administratif du Travail
En ce qui concerne la portion de l’enregistrement dans lequel la travailleuse prenait part à l’échange, le Tribunal administratif du travail conclut rapidement à sa recevabilité. Cette preuve est jugée pertinente et, dans les circonstances du dossier, elle constitue la source la plus fiable pour établir les faits. Elle est également captée de manière licite et sans porter atteinte aux droits fondamentaux.
Le point litigieux concerne cependant le segment capté après le départ de la travailleuse de la salle de réunion, lorsque la discussion se poursuit entre les représentantes de l’employeur. Le Tribunal reconnaît d’emblée qu’il s’agit d’une intrusion dans leur vie privée. Toutefois, après une analyse approfondie, il estime que cette atteinte est justifiable et accepte donc l’enregistrement dans son ensemble à titre de preuve.
Pour motiver sa décision, le Tribunal se réfère aux principes issus de la jurisprudence, notamment l’arrêt Bridgestone2, qui reconnaît qu’une personne conserve une certaine attente raisonnable de vie privée, même à l’extérieur de son domicile. Cela dit, cette protection est amoindrie dans le contexte professionnel, particulièrement sur les lieux de travail. Néanmoins, lorsqu’il est question d’un enregistrement secret d’une conversation, une évaluation plus nuancée s’impose.
Ainsi, le Tribunal adopte une méthode d’analyse fondée sur plusieurs facteurs, notamment la nature des propos interceptés et le contexte dans lequel la discussion a eu lieu. Cette approche mène le Tribunal à conclure que, bien que la conversation ait eu lieu au travail, elle relève tout de même de la sphère privée des interlocutrices, étant donné qu’elle portait sur des éléments d’analyse et de stratégie internes, avec possibilité de mesures disciplinaires à l’endroit de l’employée.
Malgré cela, le Tribunal retient que l’intrusion est justifiée, suivant les principes énoncés par la Cour d’appel, notamment dans l’arrêt Centre de services scolaires de Montréal3. Selon cette décision, une atteinte apparente à un droit fondamental, comme la vie privée, peut être tolérée si elle repose sur des motifs légitimes et si les moyens utilisés sont proportionnés.
En l’espèce, la travailleuse a convaincu le Tribunal qu’elle avait des raisons valables d’agir comme elle l’a fait. Au moment des faits, plusieurs griefs avaient été déposés en lien avec des mesures prises contre elle par l’employeur, dont une suspension. Elle craignait que cette nouvelle rencontre, la troisième du genre sans qu’elle n’en soit informée à l’avance, constitue une autre étape dans une démarche perçue comme abusive. Elle redoutait également que sa représentante syndicale ne soit pas en mesure de bien la défendre, notamment parce qu’elle avait elle-même déposé une plainte contre son syndicat. Dans ce contexte de méfiance et de vulnérabilité, la décision d’enregistrer visait à documenter les échanges et à constituer une preuve afin de faire valoir ses droits.
Le Tribunal considère donc que cette démarche était réfléchie et raisonnable. Le moyen utilisé – un enregistrement audio réalisé sur un téléphone personnel, durant une rencontre formelle tenue sur le lieu de travail – était minimalement intrusif. La captation ne dépasse pas une quinzaine de minutes, ne contient aucune image, et ne constitue pas une surveillance prolongée.
En conséquence, le Tribunal conclut que l’atteinte au droit à la vie privée est justifiée en vertu de l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne4(ci-après «Charte québécoise») , ce qui permet l’admission complète de l’enregistrement à titre de preuve.
Conclusion
Le Tribunal administratif du travail est venu répondre à une question juridique importante soulevant un enjeu de vie privée. Il a réitéré qu’un enregistrement audio capté à l’insu des interlocuteurs peut être admissible en preuve contre eux, même s’il comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée. Toutefois, cette admissibilité repose sur une évaluation rigoureuse. En effet, l’enregistrement doit poursuivre un objectif légitime, être réalisé de manière proportionnée, et ne pas compromettre l’administration de la justice. Dans le cas analysé ci-haut, le Tribunal a reconnu que la travailleuse agissait dans un contexte de vulnérabilité et de méfiance fondée, et que l’atteinte à la vie privée des gestionnaires était justifiée au sens de l’article 9.1 de la Charte québécoise. Ce jugement illustre bien que le droit de produire en preuve un enregistrement est possible, mais soumis à des conditions strictes et circonstanciées.
Rédigé avec la collaboration de Savannah Lemire, étudiante en droit.
1Charron c. Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal – Centre hospitalier de Verdun, 2022 QCTAT 4663.
2Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.).
3Centre de services scolaires de Montréal (Commission scolaire de Montréal) c. Alliance des professeures et professeurs de Montréal (FAE) et racine, 2021 QCCA 1095.
4RLRQ, c. C-12.