L’applicabilité de l’arrêt Jordan en droit professionnel et disciplinaire


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Un des jugements qui aura fait couler le plus d’encre en matière criminelle et pénale en 2017 au Canada est bien évidemment l’arrêt R. c. Jordan. Cet arrêt portant sur le droit d’un inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable, et ce, conformément à l’article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés, vint établir une limite de temps qui, une fois dépassée, fait présumer que le délai est déraisonnable. En conséquence, l’accusé ne bénéficiant plus d’un procès juste et équitable tel que le prévoit la Charte canadienne des droits et liberté, celui-ci peut demander l’arrêt des procédures et être libéré des accusations portées contre lui. Cependant, cet arrêt trouve-t-il aussi application dans le contexte du droit professionnel et disciplinaire?

À priori, il ne serait pas illogique de croire que l’arrêt Jordan s’applique automatiquement au droit professionnel et disciplinaire de la même manière qu’il s’applique en droit criminel et pénal. En effet, ce type de droit tire entre autres ses sources du droit criminel et pénal, bien qu’il s’agisse en fait d’un genre de droit dit sui generis, ce qui veut dire « de son propre genre », ce dernier ne pouvant pas être classé parmi les autres catégories communes de droit.

Cependant, la protection de l’article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui confère le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, et sur lequel s’appuie l’arrêt Jordan, ne s’applique qu’à une personne inculpée. Or, un professionnel qui comparaît devant son conseil de discipline n’est pas considéré comme tel. En effet, l’arrêt R. c. Potvin a défini un inculpé comme étant « une personne sous l’emprise du processus criminel ». Ainsi, puisque le processus disciplinaire ne fait pas partie d’un processus criminel, le professionnel ne pourrait jouir de la présomption établie dans l’arrêt Jordan pour appuyer ses prétentions selon lesquelles il n’aurait pas été jugé dans un délai raisonnable. La jurisprudence récente émanant des conseils de discipline des divers ordres professionnels du Québec et des divers tribunaux au Québec abonde d’ailleurs en ce sens.

En effet, dans la décision Acupuncteurs (Ordre professionnel des) c. Francoeur, le professionnel a proposé d’établir une présomption de délai déraisonnable après quarante (40) mois d’instance disciplinaire. Le conseil de discipline a cependant rejeté cette proposition, interprétant que le droit d’être entendu et jugé dans un délai raisonnable au sens de l’article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés ne s’appliquait pas en droit disciplinaire.

En suivant ce courant, les décisions Dentistes (Ordre professionnel des) c. Terjanian et Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Allard sont venues rappeler les enseignements de la Cour suprême du Canada voulant que la faute disciplinaire soit imprescriptible et que par conséquent, elle ne peut que très rarement faire l’objet d’une demande d’arrêt des procédures pour délai déraisonnable, soit uniquement lors de situations exceptionnelles.

Ces enseignements ont finalement été confirmés dans la décision Avocats (Ordre professionnel des) c. Strapatsas où le Conseil de discipline du Barreau du Québec est venu indiquer qu’« un professionnel ne peut pas réussir dans sa demande d’arrêt des procédures en invoquant seulement l’arrêt Jordan ».

Ces diverses décisions qui distinguent l’arrêt Jordan du droit professionnel et disciplinaire ne viennent d’ailleurs que confirmer la tendance jurisprudentielle qui existe au Québec  depuis plusieurs années. En effet, la source de cette tendance a été élaborée en 1987 dans l’arrêt Wigglesworth de la Cour suprême du Canada, lequel indique que l’article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés ne s’applique pas aux « affaires privées, internes ou disciplinaires qui sont de nature réglementaires, protectrices ou correctives et qui sont principalement destinées à maintenir la discipline, l’intégrité professionnelle ainsi que certaines normes professionnelles, ou à réglementer la conduite dans une sphère d’activité privée et limitée ».

Cependant, même s’il ne faut pas compter sur une demande en arrêt des procédures de type Jordan dans le cadre du processus disciplinaire, un tel arrêt des procédures peut tout de même être ordonné dans les cas où le délai encouru pour que l’affaire soit jugée est déraisonnable. C’est dans cet ordre d’idée qu’en 2017, le jugement Landry c. Guimont, de la Cour d’appel du Québec s’est penché sur cette situation. Dans cette affaire, il s’est écoulé entre 11 et 13 ans entre la faute professionnelle pour laquelle l’avocat a été convoqué en discipline et le jugement rendu à cet effet. Considérant notamment que ce dernier a été radié provisoirement durant plus de 55 mois durant les procédures disciplinaires, la Cour d’appel a établi que, eu égard à ces délais extrêmement exceptionnels et en raison des intérêts supérieurs de la justice, la seule solution appropriée n’était pas un renvoi du dossier au Tribunal des professions, mais bel et bien un arrêt des procédures. La Cour d’appel a conclu en ce sens en voulant éviter que ce débat judiciaire interminable se perpétue éternellement et mobilise ainsi inutilement des ressources judiciaires qui pourraient être dévouées à des justiciables les nécessitant davantage.

Il appert donc que ce n’est pas l’arrêt R. c. Jordan, via l’article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui fournira aux professionnels un véhicule permettant d’obtenir l’arrêt des procédures en cas de délai déraisonnable. Ce sont plutôt les principes de justice naturelle, lesquels sont reconnus en droit professionnel et disciplinaire, qui continueront de garantir que les professionnels pourront être jugés dans un délai raisonnable. Les professionnels peuvent d’ailleurs espérer un allègement des sanctions lorsque les délais procéduraux auxquels ils sont soumis sont source de préjudice.

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Rédigé avec la collaboration de Me Alex Arsenault-Ouellet.