Les critères à considérer pour la mise sous filature d’un employé


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Dans la publication précédente, nous avons traité de l’admissibilité en preuve de contenus de pages Facebook. Nous avons alors constaté que certains contenus émanant de pages Facebook d’employés peuvent être admis en preuve lors de litiges entre un employeur et un employé. Cependant, le concept d’admissibilité en preuve d’éléments heurtant le droit à la vie privée des employés n’en est pas un nouveau. Cela n’est pas surprenant étant donné l’importance fondamentale que représente ce droit qui d’ailleurs protégé par  l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne (Charte québécoise)1 et l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte canadienne)2

Effectivement, avant l’arrivée des réseaux sociaux dans la vie quotidienne de la population, le moyen d’investigation par l’employeur ayant suscité plusieurs questionnements était la filature. Ce moyen s’avère toujours très utile aujourd’hui, ce pour quoi il est pertinent de s’y attarder dans le présent texte afin de constater comment l’introduire en preuve. La filature constitue le fait d’exercer une surveillance vidéo sur un travailleur dans le but de prendre connaissance des agissements de ce dernier. Ce mandat est souvent donné par l’employeur ou l’assureur à des enquêteurs afin de constater certains agissements d’un employé en arrêt de travail suite à un accident de travail qui seraient en contradiction avec sa présumée condition physique ou mentale.

Comme une telle pratique comporte à première vue une atteinte à la vie privée de l’employé3, l’employeur ne peut pas mettre un de ses salariés sous filature sans raison valable et au hasard dans l’espoir de retirer une preuve pertinente qui serait à son avantage. Certaines conditions doivent être respectées afin que la preuve vidéo résultant d’une filature soit jugée admissible.

La démarche des tribunaux

Afin que la preuve soit admissible, La première étape empruntée par le tribunal est de vérifier si cette dernière est authentique au sens de l’article 2855 du Code civil du Québec. Pour ce faire, la méthode la plus souvent employée est de faire témoigner les enquêteurs ayant effectué la filature de l’employé. Cela permet de vérifier si la preuve est parfaitement authentique, intégrale, inaltérée et fiable4. Pour répondre à ces critères, les images et les sons doivent être clairs et intelligibles et le tribunal doit y être en mesure d’identifier le travailleur5.

Lorsque l’authenticité est prouvée, la deuxième étape effectuée par le tribunal est d’évaluer  les trois (3) critères qui ont été établis en 1999 par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt de principe Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau, 1999 CanLII 13295 (QC CA). Ces trois critères sont :

  • La présence de motifs sérieux.
  • La nécessité de la filature pour vérifier la capacité de travailler de l’employé.
  • La surveillance doit être effectuée par des moyens raisonnables.

Si après analyse, le tribunal vient à la conclusion qu’un de ces trois critères n’est pas satisfait, ce dernier peut tout de même décider de juger la preuve comme étant admissible si cette dernière n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice au sens de l’article 2858 du Code civil du Québec. Cependant, il est fort recommandé de s’assurer de satisfaire chacun de ces critères avant de mettre son employé sous filature.

1) Les motifs sérieux

L’employeur doit avoir des motifs sérieux de douter de l’honnêteté de son employé. De simples soupçons ne sont pas suffisants. De plus, les motifs raisonnables doivent être présents avant que la filature soit effectuée. Ils ne doivent pas se confirmer suite à cette dernière. Si tel est le cas, le tribunal jugera ce critère insatisfait.

À titre d’exemple, une simple dénonciation par un employé sans corroboration et vérification ne crée pas de motif raisonnable6, mais les commentaires nombreux et récurrents de plusieurs employés ajoutés à l‘opinion d’un médecin le feront7. Ce critère n’est également pas rempli lorsqu’il y a seulement divergence entre les diagnostics de deux médecins.

Ainsi, la Commission des lésions professionnelle, maintenant devenu le Tribunal administratif du travail, a jugé que le simple déménagement d’un employé ne mettait pas en doute l’honnêteté du comportement de ce dernier. Ce simple fait ne pouvait constituer un motif sérieux8. La Commission est venue à la même conclusion lors d’un refus du médecin traitant à une affectation temporaire de l’employé, car cela relevait de la décision du médecin et non de l’employé9. Elle a également déterminé que le fait d’exercer un autre métier ne constituait pas non plus un motif suffisant10.

En bref, un fait unique n’est considéré que très rarement comme étant un motif sérieux.

2) La nécessité

Pour que le tribunal juge que le critère de la nécessité est satisfait, il faut que la filature apparaisse comme étant le seul moyen possible afin de vérifier le comportement du salarié. Il faut essentiellement que tous les autres moyens aient été épuisés. Ainsi, s’il lui est possible de le faire, l’employeur doit, avant de faire suivre et surveiller le travailleur, faire examiner ce dernier par un médecin afin de constater son état réel de santé physique ou mental11.

À titre d’exemple, dans la décision D.R. et Compagnie A12, la Commission des lésions professionnelles a jugé que malgré les divergences d’opinions entre plusieurs spécialistes quant au niveau d’incapacité de la travailleuse, d’autres moyens, tel que recueillir l’avis d’un psychiatre, étaient disponibles à la compagnie d’assurance qui a effectué la filature. Cependant, la preuve a été jugée admissible, car cela ne déconsidérait pas l’administration de la justice, l’assureur ayant agi de bonne foi.

3) Les moyens raisonnables

Afin que les moyens utilisés soient jugés comme étant raisonnables, la filature doit être effectuée de la manière la moins intrusive possible. Ainsi, une filature qui est menée de façon constante plutôt que de façon spontanée sera jugée déraisonnable13.

Dans l’affaire Brûlé Murray & Associés inc. et Cloutier14, l’enquêteur avait prétexté vouloir acheter la propriété du travailleur afin de visiter l’intérieur du domicile de ce dernier. Il avait aussi procédé à une surveillance à partir du chemin d’accès de la même résidence. La Commission a déterminé que cela était une atteinte abusive au droit à la vie privée, ne respectant clairement pas le critère de la proportionnalité. La preuve a donc été rejetée, car la Commission a jugé que cela déconsidérait l’administration de la justice. Dans le même sens, dans la décision CHSLD Vigi Reine Élisabeth et Therrien, la Commission affirme qu’on conclurait de la même façon dans le cas d’images prises à travers la vitre d’une résidence, et ce, même si la filature est justifiée par des motifs rationnels15.

Conclusion

Pour conclure, l’employeur doit être très vigilant lorsqu’il a dans l’idée de mettre un de ses employés en arrêt de travail pour cause d’accident de travail sous filature. S’il veut que la preuve qu’il en retire soit admise, il doit s’assurer qu’il possède des motifs raisonnables pour le faire, que cette filature est nécessaire et que les moyens qu’il tente utiliser sont raisonnables.  Il est donc très important pour l’employeur d’être conscient de ces critères afin de prendre des décisions éclairées.

Rédigé avec la collaboration de Madame Chloé Vallières, étudiante en droit.

 


1Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
2Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U)], c. 11.
3Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art.  3, 35, 36(4); Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 5.
4Cadieux c. Service de gaz naturel Laval inc., 1991 CanLII 3149 (QC CA).
5 Id.
6Gatineau (Ville) et Syndicat des Cols Bleus de Gatineau (CSN), 2015 CanLII 51362 (QC SAT), par. 18.
7Trois-Rivières Honda et Lynch, 2009 QCCLP 3115, par. 170.
8Via Rail Canada inc. et Bélair, 2008 QCCLP 2399, par. 28.
9Fernandes et Montréal (Ville de) (Arrondissement Rosemont/Petite Patrie), 2015 QCCLP 850, par. 35.
10Securitas Transport Aviation Security Ltd. et Diaz, 2014 QCCLP 3087, par. 87.
11Via Rail Canada inc. et Bélair, préc., note 8, par. 29.
122009 QCCLP 3179.
13Gatineau (Ville) et Syndicat des Cols Bleus de Gatineau (CSN), préc., note 6, par. 19.
142014 QCCLP 5982.
15CHSLD Vigi Reine Élisabeth et Therrien, 2008 QCCLP 7327, par. 38.